lundi 11 janvier 2021

Histoire du clocher de Reugny

    Le 30 novembre 2020 est une date importante pour l'histoire de Reugny, puisque depuis ce jour, et pour la première fois depuis au moins cinq siècles, le village est privé de son clocher. Depuis quand marque-t-il le paysage de la vallée de la Brenne ? Quelles sont les hypothèses quant à son avenir ? Cet article se propose d'esquisser un résumé de son histoire, afin de mieux envisager son futur.

Le clocher de l'église de Reugny et la vallée de la Brenne depuis les vignes qui les surplombent.


À l'abri du clocher : la cloche

Dans un premier temps il convient de rappeler ce qu'est un clocher. Comme son nom l'indique, il abrite les cloches (au moins une), qui, depuis le Moyen Âge, temporisent la vie des habitants. Les cloches appellent les fidèles à l'heure de la messe, mais au cours de l'histoire elles ont également été utilisées pour donner l'heure (jusqu'à ce que tout le monde fut doté d'une montre puis d'un portable), marquer les événements personnels (baptêmes, mariages, enterrements), servir d'alerte (tocsin au début de la guerre), appeler les habitants (comme le 1er mars 1789 pour la rédaction du cahier de doléances marquant les prémices de la Révolution) et fêter les nouvelles réjouissantes (à l'annonce de la fin de la deuxième Guerre Mondiale, les Reugnois font sonner les cloches, au point de faire trembler le clocher, et s'amusent à tirer sur le coq à son sommet pour le faire tourner).


Ancien coq avec ses traces de balles (déposé à la mairie de Reugny).

    L'histoire des cloches de l'église est connue grâce à deux mentions du curé Lhéritier en 1715 et 1718, à l'occasion de la bénédiction de deux nouvelles cloches (1). Le 15 août 1715 il bénit la plus conséquente des deux, nommée Médard par Charles François de la Baume Le Blanc, seigneur de la Vallière (neveu de Louise de la Vallière). Elle est fondue à partir du métal d'une couleuvrine, qui, deux ans plus tôt, avait provoqué un drame lors d'une fête au château de la Vallière, événement lui aussi raconté par le curé Lhéritier : "Le jour de la St Jacques dernier, il arriva un grand malheur au chasteau de la Valière. Le fermier qui s'appelle Pierre Lambert eut une jambe emportée d'un coup de canon pour avoir voulu tirer lesdits canons qui estoient audit chasteau et les avoir trop chargé pour un bouquet qu'on donnait ce jour à Madame la Commissaire Dubois. Le valeureux Vildosmé, autrement Dubois mon persécuteur, y eut une partie du ventre emportée et mourut trente cinq jours après la dite blessure. Despuis ce tems on a vu régner dans la paroisse une paix profonde et on peut dire que dans toute la province il ne s'est pas trouvé une personne qui l'ait regretté." En plus de la couleuvrine, le seigneur de la Vallière offre une somme de 50 livres, ce pourquoi ses armes furent apposées sur la cloche. Il tient à rappeler que, "quoy qu'il en soit, cette cloche appartient de plain droit aux habitans, ce sont les offrandes de tout le public qui les donna toutes les deux en 1410, selon l'écrit qui y estoit lors de leur fonte". Le 31 décembre 1718, tout juste fondue, il bénit une petite cloche nommée Barbe, "comme estoit la précédente qui fut fondue en 1408". À cette cloche de 1408, qui pesait 427 livres, il ajoute un chandelier de cuivre jaune de 14 livres  "servant autrefois à mettre la croix". Cette petite cloche, servant à sonner les heures, est placée au-dessus de la grande porte de l'église. La cloche de 1715 survit à la Révolution, mais, fêlée, elle est de nouveau fondue en 1863. Sa marraine est la propriétaire du château de la Vallière, Alexandrine de Crussol d'Uzès, qui est l'arrière-arrière-petite-fille de Charles-François, parrain de la cloche de 1715.

La cloche de 1863 dans le clocher de l'église de Reugny.


Aux origines du clocher

    Mais le clocher n'est pas simplement un élément utilitaire. Il sert aussi à marquer le territoire, ce qui en fait un symbole de puissance. En effet, la richesse d'une paroisse se perçoit au décor et aux dimensions de son église et à la hauteur de son clocher. Comme le montrent les donations permettant la fonte de la cloche, les trois pouvoirs d'Ancien Régime (le tiers-état, le clergé et la noblesse) s'unissent pour embellir leur église. L'église, élevée et entretenue par la communauté, pour la communauté, depuis que le village existe, est ainsi le premier témoin de l'histoire du village.

    L'histoire des clochers est généralement peu connue, et celui de Reugny ne fait pas exception. Exposés aux pires conditions climatiques du fait de leur emplacement, ils doivent souvent être restaurés. Chaque restauration s'ajoute à la précédente et fait perdre une partie des caractéristiques du clocher plus ancien, ce qui à terme complique la datation du clocher d'origine. À Reugny, le clocher actuel est moins ancien que l'église. Il doit succéder à un clocher en pierre, dont il est possible de déceler des indices au niveau de la chapelle de la Vallière. En effet cette chapelle dispose de murs bien plus épais que le reste de l'église, épaisseur qui n'est pas justifiée puisqu'elle ne surplombe pas un vide et n'a donc pas besoin d'être consolidée (reste la possibilité de murs plus épais simplement pour supporter la poussée de la voûte). Cette épaisseur peut en revanche s'expliquer si on imagine qu'elle sert de base à une tour-clocher. Sa voûte d'ogives, mais aussi la fenêtre en arc brisé disparue lors des travaux de reconstruction du chœur en 1897 (2), permettent de la dater du XIIIe siècle. Elle prenait place au nord du chœur, comme le clocher de l'église de Limeray (XIIe siècle) et de Vouvray (XIIIe siècle).


Reugny, chapelle de la Vallière, vestige du premier clocher de l'église ?

    Il s'agirait du seul clocher en pierre de la vallée de la Brenne (3), témoignant de la richesse de la paroisse au Moyen Âge. Il est à noter que contrairement à la nef du XIIe siècle, qui est en pierre de taille, la chapelle de la Vallière servant de base au clocher est en simples moellons, donc il s'agit d'une construction de qualité inférieure. Il faut en déduire une hauteur limitée et, éventuellement, un effondrement qui expliquerait sa disparition et son remplacement par le clocher actuel. Les cloches de 1408-1410 pourraient-elles avoir été réalisées après cet effondrement, à partir des cloches abîmées dans sa chute, ou bien au contraire datent-elles l'achèvement de ce clocher ?


Les clochers charpentés de Touraine

    Le clocher actuel est un clocher charpenté, couvert d'ardoises, d'une typologie assez commune dans la vallée de la Loire, tout en restant unique car aucun autre n'a les mêmes proportions. Ainsi, à Neuillé-le-Lierre comme à Vernou-sur-Brenne, le clocher s'ancre à la charpente de la nef par une base polygonale, sur laquelle prend place un couvrement ou une flèche plus ou moins haute. Des clochers d'une hauteur comparable se retrouvent dans le nord de la Touraine, à Neuillé-Pont-Pierre, Marray et Neuvy-le-Roi, les forêts de la Gâtine tourangelle pouvant faciliter l'utilisation de bois de dimensions plus importantes.


Clochers des églises de Marray, Neuvy-le-Roi et Reugny.


    
Les documents les plus anciens le représentant sont une coupe et une élévation de l'architecte diocésain Phidias Vestier en 1846 (4). Il est cependant possible de remonter plus loin. En effet, il existait, dans le grand salon du rez-de-chaussée du château de la Vallière, une cheminée sur laquelle on pouvait voir "une représentation de la vallée de la Brenne avec les divers travaux et plaisirs des champs, le bourg, l'église et le château de Reugny sur le versant du nord" (5). Cette peinture est détruite par M. de la Verteville en 1926 et remplacée par son blason en pierre sculptée. Le fait que l'abbé Bosseboeuf, auteur de cette description, ne donne pas de détails sur cette peinture tend à laisser penser qu'il n'y a rien de particulier à y noter (à part le château royal, bien disparu), et donc que l'église n'a pas subi de modifications nécessitant un commentaire de sa part. Cette peinture devait dater de la deuxième moitié du XVIe siècle, par conséquent le clocher est plus ancien.


Coupe et élévation de l'église de Reugny en 1846 (Arch. dép. 37, 2O 194).


    Les clochers charpentés présentant une flèche d'ardoises d'une telle hauteur forment un groupe distinct plus facilement datable que les autres. Les exemples les plus proches de Reugny se trouvent à la collégiale de Montrésor, à la chapelle du château d'Ussé, à l'église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, de Neuvy-le-Roi, de Saint-Cyr-sur-Loire ou à celle de Saint-Symphorien de Tours, édifices construits ou très restaurés entre la fin du XVe et le premier tiers du XVIe siècle.


Collégiale de Montrésor et église Saint-Symphorien de Tours.


    Or, à la même époque, l'église de Reugny bénéficie elle aussi de travaux d'agrandissements : un acte notarial du 1er juillet 1532 atteste de la construction récente, par Louis de Lavardin, seigneur de Boissay, d'une chapelle "au costé du cimetière estant vers la ville", actuelle chapelle de la Côte (6). Les architectes de l'agence Pereira, dans leur rapport de janvier 2018, ont noté que la charpente de la nef, compte-tenu de son mode d'assemblage, pourrait être de la première moitié du XVe siècle (avec de nombreux remplois). Ils ont également remarqué que la voûte en bois, encore visible au-dessus de l'actuelle fausse voûte en briques, était comparable à celle de la chapelle de la Côte, et pouvait donc lui être contemporaine. Ainsi, l'église a connu d'importants travaux, en plusieurs phases, entre le début du XVe siècle (ce qui correspond à la date des deux cloches) et le début du XVIe siècle (avant 1532). Le tournant du XVe siècle correspond bien à une période faste pour l'histoire de Reugny, qui voit la venue de Louis XI à deux reprises, en février 1470 et le 11 janvier 1480 (7), et dont les "manants et habitants" parviennent à obtenir de Louis XII, en octobre 1503, l'établissement de deux foires chaque année (le 8 juin, pour la saint Médard, et le 28 septembre, pour la saint Michel) et d'un marché chaque jeudi (8). Les Reugnois auraient-ils souhaité marquer le renouveau de leur ville par l'érection d'un clocher ?

L'église de Reugny, avec à droite les trois pignons de la chapelle de la Côte.


La restauration de 1890 : une torsion imprévue

    Le relevé du clocher en 1846, comme les autres dessins d'architecte le représentant au XIXe siècle, montrent tous un clocher bien droit, sans la moindre trace de torsion. Comment expliquer alors cette particularité qui en a fait sa caractéristique ?


L'intérieur du clocher de Reugny.

    En 1889, l'architecte Cornet réalise d'importants travaux dans l'église et cache la voûte en bois par une voûte en briques recouverte de plâtre. La voûte en bois était traversée par les entraits et poinçons de la charpente de la nef : il les supprime, mais renforce la charpente par des tirants métalliques. L'année suivante il restaure le clocher (peut-être en réutilisant une partie des bois). Très rapidement le clocher va se tordre, comme en attestent les cartes postales du début du XXe siècle. 


L'église de Reugny au tout début du XXe siècle (collection Arch. dép. 37).


    
Cette torsion dut être provoquée par l'utilisation de bois dont le séchage n'était pas suffisant, mêlée à l'instabilité du clocher causée par la suppression des éléments de charpente qui le soutenaient dans la nef. Avec le temps, le clocher a pesé de plus en plus lourd sur la charpente privée de ses entraits et poinçons. Afin d'assurer la sécurité de l'édifice et des personnes, il a été nécessaire de procéder à sa dépose le 30 novembre 2020.


La dépose du clocher le 30 novembre 2020 (photo Mairie de Reugny).


La destruction : et après ?

    L'église de Reugny n'étant pas protégée au titre des Monuments Historiques, il n'y a aucune obligation juridique de reconstruire le clocher. Il n'est pas non plus possible d'obtenir les aides de l'Etat allouées à ces édifices (mais d'autres aides existent, et rien n'empêche la constitution d'un dossier afin de proposer sa protection). Comme pour Notre-Dame, deux questions apparaissent : Faut-il reconstruire et quel état reconstruire (avec ou sans torsion) ?


Proposition humoristique (parmi d'autres) de restitution du clocher, publiée sur le groupe Facebook du village par Yohan Vioux.


    La structure en bois est bien connue par de nombreux plans et relevés, ce qui devrait faciliter les choses. Un autre choix à faire concerne la torsion du clocher : faut-il oui ou non la restituer ? Cette torsion existant depuis 130 ans, il faut considérer qu'elle fait partie de l'histoire de l'église, et par conséquent de l'histoire du village. S'agissant du seul clocher tors de Touraine, il apparaît sur de nombreux sites spécialisés et il est souvent présenté comme une des principales attractions du bourg.

    Mais à Reugny les questions de déontologie de la restauration ne sont pas aussi prégnantes qu'à Notre-Dame. Si les dons affluent pour sauver la cathédrale incendiée, les églises rurales sont souvent oubliées alors qu'elles ne nécessitent pas moins de moyens. Le devis estimatif proposé par l'agence Pereira préconise des travaux sur l'ensemble de l'édifice, pour un montant de 1,7 millions d'euros TTC (hors maîtrise d'œuvre). En effet il serait absurde de reconstruire le clocher sans avoir auparavant réglé tous les problèmes structurels de l'église. La population de Reugny étant d'environ 1700 habitants, la restauration de l'église reviendrait à 1000 € par habitant, somme qui illustre l'impossibilité pour la mairie de s'avancer davantage sur l'avenir de l'église. Il ne reste donc qu'à espérer une généreuse donation résolvant tous ces problèmes...


Sources

  1. Archives départementales d'Indre-et-Loire, registres paroissiaux de Reugny, 1701-1720.

  1. Apparaissant sur un relevé de 1895 (Arch. dép. 37, 5 V 81).

  1. Le cas de Chançay est particulier puisque l'église est installée à la fin du XVIIIe siècle dans l'ancienne grange aux dîmes, la précédente ayant été détruite par un éboulement du coteau, et le clocher est aménagé en 1825 sur les bases d'une tour de l'ancien château seigneurial.

  2. Arch. dép. 37, 2O 194.

  3. Bulletin de la Société Archéologique de Touraine, Tome XIII, Tours, 1903, p. 193.

  4. Alfred Gabeau, « Étude sur le Marquisat de la Vallière et les fiefs qui en dépendent », Bulletin de la Société Archéologique de Touraine, Tome XIII, Tours, 1903, p. 446.

  5. Joseph Vaesen, Lettres de Louis XI, roi de France, Paris (Tome VIII, 1903, p. 112 - Tome XI, 1911, p. 93).

  6. Louis Tricot, Essai sur les origines de Reugny, 1975, p. 24-25.

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